Le 8 avril dans l'après-midi, l'Agence Spatiale Européenne (ESA) a mis sur orbite son tout dernier satellite scientifique. Cryosat-2 - c'est son nom - est destiné à étudier les glaces à la surface de la Terre, afin de donner aux chercheurs une meilleure compréhension de certains phénomènes climatiques.
Cette mission est en réalité une seconde tentative, la première s'étant soldée par un cuisant échec. En octobre 2005, le premier Cryosat finissait en effet en morceaux au-dessus du Groenland. Le lanceur que l'ESA avait choisi d'utiliser était le Rokot russe, mis en œuvre par la société Eurockot, dont Astrium est actionnaire minoritaire. L'Europe n'avait pas eu de chance : l'échec de la mission Cryosat était le premier - et à ce jour le dernier - du lanceur Rokot, qui affiche un beau palmarès.
Une seconde mission, mais sur quel lanceur ?
A l'époque, l'ESA avait fait preuve d'une réactivité exemplaire : cinq mois à peine après l'échec, elle décidait la réalisation d'une nouvelle mission « Cryosat-2 » et fixait son lancement à mars 2009.
Mais les équipes de l'ESA allaient se heurter à une nouvelle difficulté : le choix du lanceur. Les Cryosat sont de petits satellites d'à peine 750kg et il existe peu de fusées dans le monde adaptées à une masse aussi faible. De plus, l'installer comme passager secondaire sur Ariane 5 ECA ne permettrait d'emporter qu'un seul autre satellite, ce qui reviendrait à un coût de lancement exorbitant.
A l'heure actuelle, seule la Russie propose un accès à l'Espace pour les faibles charges, et en plus cet accès est fiable et bon marché. A la fin des années 1990, Moscou a en effet eu l'idée de démilitariser des missiles balistiques pour en faire des lanceurs spatiaux. Ainsi, le missile UR-100 est devenu la fusée Rokot, et le R-36 s'est transformé en fusée Dniepr.
Les véhicules et les infrastructures existant déjà, on comprend que le prix de lancement est particulièrement intéressant. De plus, comme ces fusées avaient été pensées à la conception pour porter des armements thermonucléaires, leur fiabilité est hors norme. On peut simplement se demander ce qu'attend la France pour faire la même chose avec ses M45, bientôt déclassés ?
Mais revenons à notre satellite Cryosat-2. En février 2006 donc, l'ESA décide de réaliser cette mission comme une copie conforme de la première, afin de diminuer les coûts. Ainsi, c'est encore un lanceur Rokot qui devrait être utilisé, ce qui arrange également EADS Astrium qui est, comme on l'a dit, actionnaire de la société qui commercialise ce lanceur.
Mais en mai 2008, coup de théâtre : l'ESA annonce que Cryosat-2 ne volera pas sur Rokot, mais sur Dniepr. En cause : l'indisponibilité de Rokot, qui obligerait à repousser le lancement à une date trop éloignée du goût des Européens. Et c'est bien là que, chez les Russes, le bât blesse.
Les points faibles de l'offre russe
Car même avec le nouveau lanceur, Dniepr, l'ESA devra quand même reporter le tir de six mois, c'est-à-dire jusqu'en novembre 2009 (ensuite, ce sont d'autres problèmes annexes qui l'ont décalé jusqu'à avril 2010). Ces fusées ne sont disponibles qu'au rythme où elles sont neutralisées dans le cadre des accords START. Ce processus est assez long, et il ne permet pas aux Russes de répondre pleinement à la demande.
A ces problèmes viennent s'ajouter les traditionnelles affaires de corruption entre la Russie et les anciennes Républiques soviétiques. En 2008, la campagne de lancement du satellite thaïlandais THEOS, construit par Astrium, avait tourné au ridicule.
Le lanceur devait être un Rokot, mais déjà à l'époque il n'était pas disponible et la Thaïlande avait dû se rabattre sur Dniepr. Or, il se trouve que la trajectoire allait imposer à la fusée de survoler l'Ouzbékistan. Les autorités de ce pays ont alors vu une belle occasion de remplir leur tiroir-caisse, et elles ont interdit le survol de leur territoire, officiellement pour des considérations écologiques (!).
On se doute qu'en coulisse, elles demandaient des compensations financières. Mais Moscou ne s'était pas laissé faire et avait modifié la trajectoire de la mission pour qu'elle ne survole plus l'Ouzbékistan ! Mais pour le client, cette affaire a généré d'énormes complications, et notamment près d'un an de retard.
La porte ouverte aux concurrents
On comprend que dans un tel contexte, un concurrent de Rokot et Dniepr pourrait trouver des arguments pour remporter des contrats. Et même si, pour l'instant, cette concurrence n'existe pas, des changements devraient intervenir d'ici peu. L'Europe, les Etats-Unis, et aussi la Chine sont en train de développer des lanceurs qui seront bientôt en mesure de s'imposer sur le marché des satellites légers.
Du côté du Vieux Continent, on ne présente plus VEGA. Ce Vecteur Européen de Génération Avancée, principalement de conception italienne, entrera en service en 2011. Commercialisée par Arianespace, elle servira principalement à lancer les petits satellites de l'ESA, comme Cryosat-2.
Car l'Agence européenne est bel et bien un gros client de ce type de lancements, et cela fait plusieurs années qu'elle fait vivre l'industrie russe avec les deniers du contribuable européen. Comme les Etats de l'ESA s'étaient engagés, sous l'impulsion du Président Jacques Chirac, à pratiquer la préférence européenne dans ce domaine, les futurs petits satellites de l'ESA sont quasiment assurés de se retrouver sur VEGA.
Et cette préférence est sans doute une chance pour VEGA, car sans cela elle n'aurait que bien peu de chance de faire face à la concurrence russe. Et c'est sans parler des autres nouveaux lanceurs légers...
Lockheed Martin vient en effet d'annoncer qu'il s'associait à ATK pour créer une nouvelle version de sa fusée Athena-2, qui avait volé épisodiquement il y a une dizaine d'années de cela. L'offre de l'alliance Lockheed-ATK repose sur l'espoir d'obtenir des financements de la NASA, qui vient d'abandonner ses ambitions luno-martiennes imaginaires et a décidé de privatiser fortement le transport spatial.
De son côté, Pékin prépare aussi une Longue-Marche 6 qui, dit-on, pourrait placer de l'ordre de la demi-tonne en orbite basse. Et pour rajouter un peu de piment, les Russes vont bientôt pouvoir aligner la version légère de leur nouvelle fusée vedette Angara...
Quelle demande pour les petits satellites ?
La question qui se pose alors est la suivante : que vont emporter tous ces nouveaux arrivants sur la scène des lanceurs légers ? On l'a dit, côté européen la demande se situe principalement au niveau de l'ESA. L'autre marché, qui actuellement profite beaucoup à Dniepr, est celui des microsatellites étudiants. Mais il ne représente qu'au mieux un ou deux tirs par an.
De l'autre côté de l'Atlantique, le Ministère de la Défense pourrait devenir demandeur d'un accès à l'Espace à bas coûts pour de petites charges utiles militaires, mais il avait déjà fait une promesse semblable dans les années 1990 et elle n'avait aboutit à rien.
La guerre des lanceurs légers pourrait donc avoir lieu, à condition de trouver un champ de bataille pour la livrer...